
au terme duquel il pourrait être forcé de se séparer d'Instagram et de WhatsApp
Le ton a été donné par Mark Zuckerberg lui-même : pour le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), les réseaux sociaux tels qu’on les connaissait seraient révolus. Récemment, lors d’une audition au procès antitrust intenté par la FTC américaine contre Meta, Zuckerberg a affirmé en substance que « la part d’amis a beaucoup diminué » sur ses plateformes et que Facebook est désormais « davantage un espace de découverte et de divertissement » qu’un réseau social classique. Si ses déclarations doivent être remises dans le contexte précis de la défense de l’empire Meta face aux accusations de monopole, elles résonnent plus largement comme le constat d’un tournant historique pour le web social. Faut-il vraiment sonner le glas des réseaux sociaux ? Loin des formules tapageuses, penchons-nous sur la portée réelle de ces propos, à la lumière de l’évolution des plateformes, de l’émergence de nouvelles formes d’interactions en ligne et des stratégies qui se dessinent pour l’avenir du web social.
Mark Zuckerberg n’en est pas à sa première tentative de redéfinir l’ADN de Facebook et consorts, mais jamais encore il n’avait proclamé aussi clairement la fin du modèle des réseaux sociaux. C’est au cours d’un procès fédéral à Washington, où Meta risque ni plus ni moins d’être forcé de se séparer d’Instagram et WhatsApp, que le PDG a livré sa vision : selon lui, les plateformes comme Facebook « ne sont plus ce qu’elles étaient », ayant opéré un glissement marqué vers le divertissement de masse au détriment des échanges personnels.
Preuve à l’appui, Meta a révélé des chiffres édifiants : en 2023, seuls 22 % du temps passé sur Facebook l’étaient à regarder des contenus d’amis, et ce taux est tombé à 17 % en 2025 (sur Instagram, la chute est de 11 % à 7 %). « Cette part de ce que nous faisons n’a pas vraiment crû », a constaté Zuckerberg, en parlant des interactions entre amis. En d’autres termes, la fonction sociale originelle stagne ou décline, tandis que la consommation de contenu proposé par des inconnus, des créateurs ou des médias explose.
Il faut dire que Facebook n’est plus le « Facebook d’origine ». Le fil d’actualité autrefois centré sur vos amis s’est mué en un flux algorithmique où se mêlent vidéos virales, publicités ciblées et posts de personnalités. « Les réseaux sociaux sont devenus moins sociaux », résume un journaliste du New Yorker. Zuckerberg lui-même reconnaît que la mission de son entreprise a « dérivé de sa croisade initiale pour connecter les gens », au point que Meta est aujourd’hui « autant une entreprise de divertissement qu’un réseau social ». Ces aveux, prononcés sous serment, ont de quoi surprendre de la part du fondateur de Facebook, réseau qui revendiquait encore près de 3 milliards d’utilisateurs actifs. Mais ils reflètent une réalité : le modèle des réseaux sociaux personnels « à l’ancienne » est en bout de course. Reste à comprendre comment on en est arrivé là et si l’on assiste vraiment à la fin d’une ère.
De l’âge d’or à la remise en question des réseaux sociaux classiques
Replongeons quinze ans en arrière : dans les années 2010, Facebook triomphe en connectant amis et famille à grande échelle, Twitter révolutionne l’info en temps réel, Instagram et Snapchat inventent de nouveaux langages visuels… Les réseaux sociaux s’imposent comme la place publique du web, enrichis de nos vies personnelles. Cependant, cette ère d’insouciance « sociale » a peu à peu laissé place à autre chose. Les plateformes ont poursuivi une croissance effrénée, quitte à transformer leur nature même. Facebook est devenu un média de masse, où les vidéos d’influenceurs et les contenus sponsorisés ont relégué au second plan les nouvelles de vos connaissances.
Instagram, jadis album photo entre amis, s’est converti en vitrine pour créateurs et marques, au point de chercher « désespérément à ressembler à TikTok » en multipliant les vidéos courtes et recommandations algorithmiques. Twitter, de son côté, a été racheté fin 2022 par Elon Musk et rebaptisé “X”, un changement symbolique qui a coïncidé avec une hémorragie d’utilisateurs. Début 2024, l’usage quotidien de Twitter aux États-Unis avait chuté de 23 % depuis l’arrivée de Musk, signe d’un désaveu massif.
Même les géants Facebook ou Snapchat, sans s’effondrer, ont connu une baisse de fréquentation de l’ordre de 5 % sur la période.
Partout, un essoufflement se fait sentir : les jeunes générations délaissent Facebook (aux États-Unis, la proportion d’ados sur Facebook est passée de 71 % à 33 % en dix ans

À la place, l’expérience est souvent ressentie comme frustrante : avalanche de formats non désirés (vidéos Reels imposées, stories à la chaîne), surreprésentation de contenus putaclic ou anxiogènes, et algorithmes qui dictent ce que l’on voit. Comme le résume avec ironie une autrice américaine, « beaucoup de gens réalisent que l’internet qu’ils ont connu est mort, remplacé par des espaces de plus en plus fermés décourageant la création et les communautés. Internet, c’est fini ». Le constat peut sembler extrême, mais il traduit un véritable ras-le-bol d’une partie du public envers les réseaux sociaux traditionnels.
Faut-il y voir une évolution inéluctable ?
En réalité, ce changement d’ère résulte autant de l’évolution des préférences du public que des choix stratégiques des plateformes. Face au ralentissement de la dynamique “amis & famille”, les réseaux ont misé sur ce qui retenait l’attention : la vidéo virale, les influenceurs, le scroll infini. Un contenu de créateur inconnu qui captive 10 minutes “vaut” hélas plus, en temps de cerveau disponible, que les photos de mariage d’un cousin... Cette orientation a été payante en termes d’engagement global, mais elle a aliéné une partie des usagers historiques. Paradoxalement, les internautes n’ont jamais autant eu soif de liens authentiques : d’après des études internes de Meta, 61 % des utilisateurs souhaitaient voir plus de posts de leurs amis sur Facebook.
Conscient de ce manque, Zuckerberg a même lancé début 2025 une initiative pour « ramener le Facebook d’origine », en inaugurant un onglet spécial affichant uniquement les publications de nos amis proches, sans algorithme. Il a fait l'annonce lors de la présentation des résultats de Meta aux investisseurs.
Un retour aux sources pour reconquérir l’essence sociale perdue. Cette ambivalence (d’un côté proclamer « les réseaux sociaux sont terminés », de l’autre tenter de ressusciter la convivialité d’antan) illustre bien la transition délicate que vivent les plateformes.
L’essor de nouvelles formes d’interaction numérique
Si le modèle classique du réseau social décline, il ne disparaît pas dans le vide : d’autres formes d’interactions en ligne montent en puissance, redéfinissant ce que « social » veut dire sur internet. Tour d’horizon des quatre grandes tendances qui concurrencent ou transforment les réseaux sociaux traditionnels :
TikTok et l’ère du contenu algorithmique
Le premier rival n’est autre que TikTok, l’application de vidéos courtes qui a conquis la Génération Z et bien au-delà. TikTok a inauguré l’ère du fil d’actualité piloté par l’algorithme pur, sans même nécessiter de suivre des contacts : son flux “Pour Toi” devine vos centres d’intérêt et vous abreuve de vidéos addictives en provenance du monde entier. Le succès est fulgurant (plus d’un milliard d’utilisateurs actifs et une influence culturelle majeure) au point d’être qualifié de « menace existentielle » par Zuckerberg il y a quelques années. Toutes les plateformes ont tenté de copier son modèle : Instagram a déployé ses Reels, YouTube ses Shorts, Snapchat ses Spotlight. Ce modèle de divertissement algorithmique, centré sur le contenu plutôt que sur les contacts, a clairement pris le pas dans l’attention du public. Meta le reconnaît : le temps passé sur Instagram et Facebook est désormais en grande partie capté par des vidéos courtes, choisies par l’IA, au détriment des nouvelles des amis
TikTok symbolise ainsi la mutation du web social en web “entertainment”. Reste que cette success story s’accompagne de nouvelles problématiques (addiction, défis de modération, inquiétudes géopolitiques sur son propriétaire chinois ByteDance). Néanmoins, l’engouement pour TikTok prouve qu’une autre forme de réseau “anti-social”, où l’important n’est plus qui parle, mais ce qui est montré, peut supplanter les anciens.
IA sociales : les chatbots deviennent nos nouveaux amis ?
Autre tendance émergente, plus surprenante : le développement d’intelligences artificielles sociales, sous forme de chatbots conversationnels capables de tenir compagnie à l’utilisateur. Des applications comme Replika ou Character.ai proposent de créer un “ami virtuel” – un avatar avec qui discuter à toute heure, qui écoute sans juger et apprend de vous. Longtemps anecdotiques, ces IA de compagnie connaissent un essor significatif. Replika revendiquait déjà plus de 10 millions d’inscrits en 2022, et on estime qu’elle a dépassé les 25 millions d’utilisateurs fin 2024.
Signe que le concept se popularise, Snapchat a introduit en 2023 son propre bot IA “My AI” intégré à l’appli, accessible à ses 150 millions d’utilisateurs quotidiens.
Pourquoi un tel engouement ? Pour certains, discuter avec une IA empathique offre une alternative aux réseaux sociaux traditionnels, sans crainte du jugement humain. 40 % des usagers de Replika iraient jusqu’à entretenir une relation romantique avec leur chatbot.
Bien sûr, ces “IA sociales” interrogent (risque d’isolement, manipulation émotionnelle, etc.), mais leur montée en puissance indique qu’une partie du lien social pourrait se déplacer vers des interactions homme-machine. Dans un futur proche, nos échanges en ligne ne se feront plus seulement avec d’autres personnes, mais aussi avec des agents artificiels conversant à la première personne. Faut-il y voir une extension ou une perversion du social ? Le débat est ouvert, mais les géants de la tech s’y intéressent de près – OpenAI (créateur de ChatGPT) travaillerait même sur son propre réseau social dopé à l’IA.
Plateformes décentralisées : Mastodon, Bluesky et la quête d’alternatives
En parallèle, une partie des internautes en quête de communautés plus saines s’est tournée vers les réseaux sociaux décentralisés. Ces plateformes alternatives – comme Mastodon ou plus récemment Bluesky – proposent de recréer l’expérience d’un Twitter ou d’un Facebook, mais sans propriétaire unique ni monopole : ce sont des fédérations de serveurs indépendants, interconnectés par des protocoles ouverts. L’idée, héritée du mouvement open source, a longtemps végété dans une niche geek. Mais le rachat chaotique de Twitter par Elon Musk a servi de catalyseur. Fin 2022, des centaines de milliers d’utilisateurs désabusés ont migré vers Mastodon, faisant bondir son nombre d’inscrits (on a dépassé 2 millions d’utilisateurs actifs début 2023). En 2023-2024, c’est Bluesky, le projet appuyé par l’ex-PDG de Twitter Jack Dorsey, qui a fait parler de lui : toujours en accès sur invitation, ce réseau social au fonctionnement décentralisé a connu un essor soudain. Bluesky a franchi les 30 millions d’utilisateurs en février 2025, profitant notamment du mécontentement envers les décisions de “X” (comme la remise en cause de la fonction bloquer ou l’ouverture des données aux IA tierces).
Si ces chiffres restent modestes face aux géants établis, ils témoignent d’une envie de renouveau et de reprendre le contrôle. Mastodon, tout comme l’écosystème du Fediverse (qui englobe d’autres services fédérés à la Mastodon), met en avant l’absence d’algorithme opaque et une modération définie par chaque communauté. La route est encore longue pour que ces plateformes concurrencent à grande échelle les réseaux centralisés, mais elles incarnent une vision alternative du web social, axée sur la souveraineté des utilisateurs. Même Meta a senti le vent tourner en lançant en 2023 Threads, son clone de Twitter – preuve que la soif de microblogging et de conversations publiques persiste, mais peut-être dans un cadre renouvelé.
Messageries « tout-en-un » : Discord, Telegram... la socialisation discrète
Enfin, l’autre grand gagnant de l’évolution des usages en ligne, ce sont les applications de messagerie – qui tendent à se muer en véritables réseaux sociaux bis. Plutôt que d’étaler sa vie devant tous ses contacts, beaucoup d’utilisateurs préfèrent désormais partager et échanger au sein de groupes privés ou semi-privés sur WhatsApp, Telegram ou Discord. Ces apps, à l’origine de simples messageries, ont intégré au fil des ans des fonctionnalités communautaires dignes des réseaux classiques : canaux de diffusion pour Telegram, fils de discussion thématiques et salons vocaux pour Discord, sans oublier les bots, les réactions, etc. Telegram, par exemple, héberge d’innombrables canaux publics suivis par des millions d’abonnés (actualité, finance, fanclubs…) et approchait du milliard d’utilisateurs mensuels en 2024.
Discord, né dans l’univers du gaming, compte de son côté près de 150 à 200 millions d’utilisateurs actifs par mois qui interagissent au sein de 19 millions de serveurs communautaires chaque semaine. On y discute entre amis, mais aussi entre membres de communautés d’intérêt (du club d’échecs local au forum d’entraide informatique).
La frontière entre chat privé et réseau social s’estompe : les messageries deviennent des plateformes sociales à part entière, privilégiant des cercles plus restreints et affinitaires. Cette évolution répond à un besoin de convivialité maîtrisée : on choisit avec qui l’on partage, à l’abri (relatif) des dynamiques de foule des grands réseaux publics. Même Facebook l’a admis : beaucoup de gens « partagent désormais sur des apps de messagerie au lieu des plateformes sociales ». D’où l’essor des fonctionnalités de groupes fermés, de “Communautés” (sur WhatsApp) ou la mise en avant de Messenger. En somme, la sphère privée reprend ses droits, et le social en ligne se fait plus intime et segmenté, loin du mur d’actualités universel.
La « fin des réseaux sociaux » : révolution structurelle ou stratégie marketing ?
Face à ce panorama, l’affirmation de Mark Zuckerberg – « les réseaux sociaux sont terminés » – prend tout son relief. Il ne fait guère de doute qu’un changement structurel est à l’œuvre dans nos usages numériques. Le modèle du grand réseau social généraliste, centralisant toutes nos interactions publiques, a atteint ses limites et se voit supplanté par des modes d’engagement plus variés (vidéos à la TikTok, messageries de groupe, communautés décentralisées, etc.). Cependant, décréter la fin des réseaux sociaux reste un propos à nuancer, voire à interroger. D’abord, parce que l’on parle de pratiques sociales profondément enracinées : le besoin humain de se connecter et de communiquer en ligne ne disparaît pas, il change de format. Ensuite, parce que la formulation de Zuckerberg n’est pas dénuée d’arrière-pensées stratégiques.
Il est utile de rappeler que le PDG de Meta s’exprimait dans un contexte juridique où minimiser l’importance des réseaux sociaux sert sa cause. Face aux accusations de monopole, Meta soutient que le “marché” des réseaux sociaux personnels n’existe plus vraiment et qu’il a été dissous dans un paysage plus vaste de divertissement numérique.
En clair, Facebook argue qu’il ne domine plus un secteur pertinent, puisque ce secteur s’est transformé et regorge de concurrents (TikTok, YouTube, iMessage, jeux en ligne…). Cette thèse – « les réseaux sociaux, tels qu’on les définissait, n’ont plus lieu d’être » – est habile pour échapper à la régulation antitrust, mais elle peut relever du tour de passe-passe sémantique. Car si l’on élargit ainsi la définition, on noie le poisson : certes, Meta ne monopolise pas tout le temps de cerveau disponible sur mobile (les utilisateurs zappent entre de nombreuses applis), mais il n’en reste pas moins l’acteur archi-dominant de la sphère sociale en ligne traditionnelle. Facebook, Instagram et WhatsApp forment encore un écosystème sans équivalent en matière de réseau relationnel. Affirmer que « les réseaux sociaux sont terminés » peut donc être vu comme un argument de communication, pour changer le récit autour de Meta et justifier ses propres pivots (vers la vidéo, l’IA, le métavers…).
Sources : Mark Zuckerberg (audition antitrust, 2025), présentation des résultats, Facebook à l'ancienne (Mark Zuckerberg), Facebook, eMarketer, Meta, Pew Research
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